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Sur le mont Ventoux, le contre-la-montre de la nature

18/06/2022


article paru dans Le Monde - 03 juillet 2022

L’ascension du « Géant de Provence » est un must pour les cyclistes et les randonneurs. Du pied au sommet, à 1910 mètres, des forêts de chêne au décor lunaire, la richesse de sa végétation offre un spectacle captivant. Un paysage unique au monde menacé par le réchauffement.


Sur le chemin caillouteux qui progresse entre les vignes et les oliviers, la chaleur enveloppe déjà les marcheurs. Il n’est que 7 h 40 du matin, à 470 mètres d’altitude, sur les contreforts du Ventoux. Le thermomètre affiche déjà 23 °C en cette mi-juin, à l’orée d’une vague de chaleur exceptionnellement précoce pour la France. Autour des hameaux de pierre aux toits de tuiles roses qui ponctuent la campagne de Bédoin (Vaucluse), principal village de la face sud du massif, des champs de cerisiers et d’abricotiers s’étalent à perte de vue.

Ici, c’est encore la Provence. Dans une dizaine de kilomètres à travers pente, soit le trajet le plus direct pour rejoindre le sommet, une fois franchis 1 500 mètres de dénivelé, ce sera le Spitzberg. Il y a 15 °C d’écart entre la plaine et la cime d’éboulis calcaires, à 1 910 mètres d’altitude, dont le blanc, nuancé de gris ou de rose selon l’inclinaison du soleil, passe de loin pour une neige éternelle.

Celui que l’on nomme le « Géant de Provence » a les pieds dans un climat méditerranéen et la tête dans un climat alpin d’une extrême rudesse. Ce grand-écart fait en partie sa réputation chez les cyclistes du monde entier qui en tentent l’ascension. « Quand il y a du vent, même léger, c’est suffisant pour se geler là-haut, il arrive que les températures ressenties passent sous le zéro au petit matin, y compris en été », lance Louis Bonnet, accompagnateur en montagne et enfant du pays qui connaît le massif comme sa poche.

La plus vaste cédraie d’Europe

Bien avant d’aborder ces célèbres hauteurs, il faut s’enfoncer dans une forêt de chênes verts. Sa fraîcheur, providentielle, en ferait presque oublier qu’elle n’a pas toujours été là. Au mitan du XIXe siècle, le Ventoux était, en effet, entièrement pelé. Chaque pas accompli dans la combe d’Ansis, puis dans la combe Fiole, qui s’enfoncent jusqu’à mi-pente, devrait pourtant le rappeler. Ce chemin caillouteux a jadis été tracé par les charbonniers. Ces travailleurs de l’enfer partaient en montagne abattre les arbres et brûler le bois avant de redescendre le combustible fraîchement produit vers les verreries, distilleries de lavande et fabriques de tuiles. Ils croisaient en chemin les bergers dont les bêtes, rassemblées pour la nuit dans des jas, des abris de pierres sèches encore en partie conservés, achevaient de brouter les jeunes pousses d’arbrisseaux.

Comme sur de nombreux massifs, l’Etat décida, à partir de 1850, d’arrêter l’hémorragie ligneuse et de reboiser les pentes hexagonales. Au Ventoux, l’opération a duré quatre-vingts ans. Il faut imaginer l’épopée villageoise que constitue la plantation de milliers d’hectares. De partout arrivèrent des graines et plants, locaux ou exotiques, de pins maritimes, pins d’Alep, chênes verts et chênes pubescents pour le bas des pentes, pins sylvestres, pins noirs d’Autriche, un peu plus haut, hêtres enfin pour les étages montagnards. « Le génie écologique de l’époque a consisté à mettre les bonnes essences aux bons niveaux d’altitude », rappelle Olivier Delaprison, responsable de l’unité territoriale du Ventoux à l’Office national des forêts.

C’est grâce à la clairvoyance des naturalistes et forestiers de jadis que Bédoin, qui aurait pu n’être surplombé que d’une garrigue, possède aujourd’hui la plus grande forêt communale française, un poumon vert de 6 200 hectares d’un seul tenant. Vers 9 h 30, à 882 mètres d’altitude, il fait d’ailleurs frais sous les hautes ramures vert bleuté des cèdres. Ceux-ci sont les descendants des cèdres de l’Atlas plantés en 1860 par un inspecteur des eaux et forêts qui connaissait l’Algérie et misa sur cette essence résistante à la sécheresse comme aux hivers glacés. Des barriques de cônes, contenant les graines, furent donc expédiés par bateau et lancés dans la neige sur ces pentes, pour donner naissance à ce qui constitue désormais la plus vaste cédraie d’Europe.

« La nature a une capacité d’adaptation, mais là, ça va vite, il y a une part d’inconnu » Olivier Delaprison, Office national des forêts

Ce succès historique donne espoir aux forestiers qui doivent aujourd’hui anticiper les futurs impacts du changement climatique. « Le Ventoux est une sentinelle, il se situe à l’extrême-sud du massif alpin, c’est ici que l’on verra en premier les effets : les espèces vont devoir migrer vers le haut pour échapper au réchauffement ou disparaître », explique Lenka Brousset, chercheuse à l’Institut méditerranéen de biodiversité marine et continentale, qui organise le suivi du Ventoux dans le cadre d’un dispositif national à l’échelle des Alpes dont les premiers résultats seront connus d’ici une trentaine d’années.


Sous la cédraie bleutée, Olivier Delaprison prépare déjà ces années 2050. « Ces forêts, c’est notre héritage, or, nos arbres vont souffrir sous l’effet de la rareté des pluies et des vagues de chaleur plus fréquentes et plus intenses. La nature a une capacité d’adaptation, mais là, ça va vite, il y a une part d’inconnu », note-t-il. Pour y faire face, à l’automne prochain, un hectare et demi de jeunes cèdres sera planté à 1 300 mètres d’altitude, soit 500 mètres plus haut que l’actuelle cédraie de Bédoin. Un coup de pouce à la trop lente et aléatoire migration naturelle, pour laisser une chance à ces arbres d’être encore debout dans un climat réchauffé de plusieurs dixièmes de degrés. Dans quarante ans, les jeunes pousses atteindront leur maturité sexuelle et formeront peut-être la future cédraie du Ventoux.

Ces altitudes restent, pour l’instant, le domaine des hêtres, qui forment des bouquets de troncs. C’est ici qu’il faut appuyer sur les chaussures pour attaquer la pente plus forte. A 3 kilomètres du sommet, le rideau de feuillus s’écarte soudainement et le paysage devient, en un instant, lunaire. L’immense pierrier clair s’étend le long des 400 derniers mètres de dénivelé, jusqu’aux crêtes.

Des essences rares en danger

Ici, la course pour la survie a déjà commencé. Sur cette nappe minérale, des tâches vertes de genévriers nains, dans lesquelles s’agrippent des pins à crochets, forment des flaques éparses. Cette armée de duettistes progresse inexorablement vers le haut et le frais et colonise ainsi le sommet. Sur leur chemin, il y aura des victimes. Dans les encoignures de la pierraille se lovent, en effet, les jaunes et frêles pavots du Groenland, les délicates et bleues ancolies de Reuter, les bonnets mauves de l’ibéris de Candolle et les étoiles roses des saxifrages à feuilles opposées.

Cette flore héroïque, résistante au vent et au froid, pourrait être poussée dans ses retranchements. « Ce sont des fleurs patrimoniales dont certaines ne se retrouvent que dans ce milieu, mais elles ne pourront pas monter plus haut, parce qu’ici, c’est le dernier étage », précise Anthony Roux, chargé de mission biodiversité et espaces naturels au parc naturel régional du Mont-Ventoux. Pour faire barrage aux genévriers et sauver la flore du pierrier, les responsables de la réserve naturelle lancent régulièrement des opérations d’écobuage, une technique ancienne de brûlage dirigé. « Mais on sait bien qu’on ne fait que reculer une tendance sur laquelle on n’a pas de prise. Le risque, c’est que, dans quelques décennies, toute la physionomie de ce sommet, son aspect blanc et lunaire, disparaisse », précise Antony Roux.

De la plate-forme sommitale récemment réaménagée, c’est un panorama de toute beauté, laissant voir jusqu’à la Méditerranée par temps clair, qui récompense les groupes de cyclistes venus tâter du Ventoux. Leur intense effort de quelques heures à l’assaut de ce paysage mythique est célébré dans les confettis par des clameurs et des applaudissements. Il y a décidément plusieurs courses de vitesse en même temps sur le Ventoux, certaines plus silencieuses que d’autres.



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